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TREMBLEMENT DE MARS
La chaloupe perdit de l’altitude dans un grondement de tuyères et se posa au centre de la mesa. Les réacteurs se turent, au soulagement général. Le sas s’ouvrit et nul ne fut très surpris d’en voir descendre Pigrato, reconnaissable à sa démarche traînante, légèrement claudicante. Nul ne doutait non plus qu’il serait d’une humeur massacrante. Les adolescents ne bougèrent pas.
La voix de l’administrateur résonna dans leurs casques. « Que se passe-t-il ici ? » Effectivement, l’humeur était massacrante. « Que faites-vous là ? » Il s’arrêta et se tourna vers l’avion. « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Cette dernière question, au moins, permettait une réponse rationnelle. « C’est l’avion de la station asiatique, déclara Cari en s’efforçant de ne paraître ni arrogant ni insolent. Monsieur Yin nous l’a prêté.
— Voyez-vous ça ! Celui-là, il faudra décidément lui remettre les pendules à l’heure ! Comment peut-on être assez stupide pour confier un engin pareil à quatre morveux ? »
L’insulte se passant de commentaire, Cari garda le silence.
Pigrato s’approcha en pointant sur eux un index accusateur. « Comment avez-vous eu les recycleurs ? Et comment êtes-vous sortis ? Vous savez pertinemment que j’avais interdit à quiconque de quitter la cité entre hier et aujourd’hui.
— Ah bon ? rétorqua Ariana avec effronterie. Je n’étais pas au courant. Et quand bien même ! Ça ne vous suffit pas de nous déporter ? Vous voudriez en plus nous empêcher d’admirer notre planète une dernière fois ?
— Vous déporter ? » s’étrangla Pigrato. Son doigt menaçant se braqua sur elle. « Je te préviens, ne va pas trop loin. Cette affaire n’en restera pas là, mais l’éventail des sanctions est large. Je te conseillerais de ne pas chercher à en expérimenter les plus… désagréables. »
Ariana se pencha en avant, prête à en découdre. « Ah oui ? Et vous comptez faire quoi ? Nous passer par les armes ? Nous fouetter jusqu’au sang ?
— Pour commencer, je vais mettre vos combinaisons sous clé.
— Bonne idée ! persifla-t-elle. Si je ne me trompe, les recycleurs aussi étaient sous clé. Pour ce que ça a servi…
— Assez ! brama l’administrateur, au bord de l’asphyxie. Grimpez dans la chaloupe, je ne veux plus vous entendre ! Farouk, venez m’aider. »
La silhouette massive du Marocain apparut dans l’embrasure du sas. Engoncé dans son scaphandre, on aurait dit un ours.
« Vous avez oublié quelque chose, ironisa Ariana.
— Quoi ?
— L’Antarctique. »
Les yeux de Pigrato jaillirent de leurs orbites. « Fais attention, ne me pousse pas à bout ! »
Cari jugea opportun d’intervenir : « Euh… que va devenir l’avion si nous repartons avec vous ?
— Je m’en contrefiche ! vociféra le Terrien. Que votre génial monsieur Yin se débrouille ! »
Bon. Après tout, pourquoi pas ? Cela leur éviterait de jouer les cobayes en testant le décollage sans catapulte. Et limiterait le trajet à une demi-heure au lieu des cinq heures passées entassés dans l’étroit cockpit, plus trois de nuit en patrouilleur. Yin Chi, de toute façon, était sur le départ.
Ils s’avancèrent donc vers la chaloupe derrière un Pigrato qui, écumant de rage, boitillait encore plus que d’habitude. Farouk s’écarta pour les laisser monter. Il avait l’air gêné, lui-même embarrassé par la fureur de son chef.
Ronny fut le premier à embarquer. Ariana allait lui emboîter le pas quand Elinn s’écria : « Regardez ! »
Ils s’immobilisèrent et tournèrent la tête dans la direction indiquée. Il n’y avait rien.
« La lueur ! s’exclama-t-elle d’une voix rayonnante. Plus éclatante que jamais. Regardez, elle est partout, absolument partout…
— Hé ! brailla Pigrato, où vas-tu comme ça ? »
Elinn avait fait demi-tour et, bras tendus, s’éloignait lentement de l’appareil. « Regardez comme elle brille… regardez…»
C’était donc ça : la lueur n’était qu’une hallucination.
« Elinn, fit Cari, inquiet. Elinn, réveille-toi. Il n’y a rien. Nous ne voyons rien, aucune lueur.
— Ils sont là. Tout autour de nous. » Elle se figea, comme saisie par une vision inattendue. « Non. Pas eux-mêmes, mais une partie d’eux-mêmes. Une partie d’eux-mêmes est ici…
— De quoi parle-t-elle ? demanda Farouk, visiblement troublé.
— Hé ! tonna Pigrato. Arrête-toi immédiatement. Reviens ou ça va barder ! »
Son assistant tenta de le calmer : « Monsieur Pigrato, vous devriez peut-être…
— Merci, monsieur Farouk, je me passerai de vos conseils. » S’élançant à la poursuite d’Elinn, il trébucha, faillit s’étaler de tout son long puis reprit sa course du plus vite qu’il put.
« Il pète complètement les plombs », marmonna Ariana. Grâce au système automatique, seuls Cari, Ronny et Farouk l’entendirent. Même le colosse hocha la tête.
Pigrato rejoignit Elinn, lui barra la route et désigna la chaloupe d’un geste menaçant. « Tu vas me faire le plaisir d’embarquer ! »
Elinn l’évita et continua son chemin comme une somnambule.
« Que… ! » Il la rattrapa, l’empoigna par les épaules et la retourna sans ménagement. « À qui crois-tu avoir affaire ? rugit-il, furibond.
— Ça dégénère », s’alarma Cari.
Ariana acquiesça.
Elinn s’arrêta, dévisagea l’administrateur, piocha l’artefact dans sa poche et le lui présenta. « Regardez, dit-elle doucement. Voilà ce qui a permis aux Martiens de nous guider jusqu’ici.
— Je m’en tape ! beugla-t-il en balayant violemment son bras.
— Non ! »
Le fragment s’envola, porté par la colère de Pigrato et son incapacité à tenir compte de la pesanteur martienne. Il leva de nouveau la main pour faire taire Elinn.
« Cessez de frapper ma sœur ! » hurla Cari en se précipitant pour les séparer.
Ariana le prit de vitesse. Filant comme une flèche, elle se rua sur Pigrato. Avant que celui-ci ne comprenne ce qui lui arrivait, elle poussa un cri de guerre et le percuta de plein fouet, l’envoyant valser plusieurs mètres plus loin.
Tandis qu’il se redressait péniblement, interloqué, elle se mit en position de combat. « Venez, stupide Terrien ! Venez donc ! »
L’artefact poursuivit sa course sur la roche poussiéreuse, glissa vers le « naseau », bascula dans le trou et tomba sur l’énigmatique masse noirâtre qui en tapissait le fond.
On estima plus tard que c’était cet incident qui avait tout déclenché.
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La secousse, d’abord imperceptible, enfla rapidement. Le petit groupe se figea, terrorisé. Sentir la terre ferme vaciller est une expérience extrêmement angoissante qu’aucun d’eux n’avait encore personnellement vécue. Cependant, tous connaissaient plus ou moins directement quelqu’un qui, dans son enfance, avait survécu au grand séisme californien. Aussi se regardèrent-ils avec effroi, prêts à voir la muraille s’effondrer et le sol s’ouvrir sous leurs pieds. Rien de tel pourtant ne se produisit. La terre continua simplement de trembler, avec une régularité et une constance telles qu’ils prirent bientôt conscience que le phénomène ne pouvait être d’origine naturelle. C’était plutôt comme si on avait démarré le moteur d’une machine monstrueuse enfouie dans les entrailles martiennes.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda quelqu’un. Les autres ne captèrent qu’un faible filet de voix, comme si le signal radio s’était égaré en chemin.
Elinn poussa un cri strident. « La lueur ! » hurla-t-elle en désignant les énormes ouvertures qui, creusées sur la plaine, évoquaient les yeux d’un lion… et se mirent effectivement à luire.
Le sombre matériau vitreux s’empourpra de l’intérieur, comme s’il avait été en fusion. Le sinistre rougeoiement se mua en un bleu de plus en plus clair qui libéra finalement un rayonnement d’un blanc éblouissant, semblable à celui d’une lampe à souder. Ils durent plisser les paupières pour supporter cette intensité.
L’étrange lumière embrasa de ses reflets glacés le rempart montagneux.
Puis vint le son.
Jailli des blocs rocailleux, de la plaine et des cieux – de partout à la fois. Sans doute était-il d’une puissance inouïe, car il perça leurs casques et leur vrilla les tympans. Ils eurent beau débrancher les radios, rien ne put contenir ce sifflement suraigu aux accents métalliques, apocalyptiques. Si seulement ils avaient pu se boucher les oreilles ! Chacun serra vainement son casque dans les mains. Geste désespéré de créatures désespérées.
Focalisés sur cette déferlante sonore, ils faillirent ne pas les voir.
Les tours.
Surgissant progressivement des cavités qui rappelaient les yeux d’un lion, tournant sur elles-mêmes telles deux vis géantes, elles luisaient d’un éclat irréel, comme pour illuminer tout le système solaire.
Les témoins de cette scène extraordinaire restèrent paralysés de stupeur. Mohammed Abd el-Farouk devait confier par la suite que le spectacle était si fascinant qu’il en avait « oublié d’avoir peur ». Envoûtés par le tableau, ils regardèrent les tours émerger de ce sol grisâtre que l’on croyait sans vie et se hisser dans les airs comme pour toucher le ciel.
Puis, subitement, son et lumière s’éteignirent.
Comme au sortir d’un mauvais rêve, ils s’examinèrent, s’assurèrent que la chaloupe était toujours là, que l’avion n’avait pas disparu. Le monde avait retrouvé son visage initial : la douce blondeur du firmament, la morne grisaille de Dædalia Planum, la roche sous leurs pieds. Tout était comme avant, à ceci près que deux tours de quatre cents mètres de haut se dressaient désormais devant eux, moulées dans une sorte de verre bleu nuit aux reflets mystérieux. Le silence était absolu. Ils se rappelèrent alors que leurs radios étaient débranchées et les réactivèrent.
La première chose qu’ils entendirent fut le rire d’Elinn. Un rire éclatant et triomphant, que rien n’aurait pu arrêter.